Luciano, Giuliana, Oliviero et moi…

Luciano, sa sœur Giuliana et Oliviero Toscani reprennent les rênes de Benetton en mauvaise posture… Vous savez, cette marque qui a su si bien faire parler d’elle durant de nombreuses années. Au-delà du succès indéniable remporté par ses produits aux couleurs et au style séduisants mais sans ostentation, sa communication a fait date. Dans le livre passionnant qu’elle consacre à Toscani, Lorella Pagnucco Salvemini parle de « publicité par l’absence » Eh oui ! Durant la collaboration de la firme avec ce communicant atypique, petit à petit, pulls et chemises vont disparaître des visuels. Laissant la place au spectacle du monde. Sujet beaucoup moins consensuel…

Il y a quelques jours, j’ai donc appris que le trio allait tenter de redresser l’un des groupes les plus emblématiques d’Italie. Groupe qu’ils avaient propulsé par le passé au firmament des enseignes mondialement reconnues. Hélas, en 2017, l’entreprise Benetton se porte mal et tous les comptes sont dans le rouge. À la lecture de cette triste nouvelle, des souvenirs de mon passé ont ressurgi. Il faut dire que l’avènement de Benetton, c’est toute ma jeunesse. Et que dans les années 70, la marque originaire de Ponzano Veneto, a apporté un sang nouveau au prêt-à-porter féminin et masculin. Coupes séduisantes, modèles inspirés, prix raisonnables. À cette époque, dans le domaine de l’habillement, avec Benetton et quelques autres, nos amis transalpins faisaient déjà la course en tête.

Entreprenants et pleins d’énergie, Luciano et ses frères et sœurs avaient eux-mêmes une longueur d’avance sur tous les autres. Grâce notamment au procédé de la « teinture en plongée » qui permet de teindre le vêtement à la fin de sa fabrication et non plus au préalable comme par le passé. En limitant considérablement les invendus et en adaptant l’offre au goût et à la demande des clients en terme de couleur, cette innovation va constituer la clé du succès naissant de la marque. Et dans cette quête effrénée de la satisfaction d’une clientèle toujours avide de nouveauté, Benetton va ouvrir la route à Zara, H&M et à tant d’autres qui placent la réactivité et la concrétisation instantanée du désir des clients au cœur de leur business.

Tout naturellement, au commencement de l’aventure Benetton, la communication va accompagner l’expansion en proposant des campagnes qui répondent parfaitement aux critères habituels de la publicité classique. À savoir, des visuels montrant des adolescents bien sous tous rapports dans des décors et des situations qui incitent à l’identification, à la rêverie, à l’évasion… Autant de clichés qui permettent de vendre sans faire de vagues. Et donc jusqu’ici, tout est bien dans le meilleur des mondes. Mais tout cela, c’est avant… Avant l’arrivée d’Oliviero Toscani, intronisé communiquant exclusif de l’enseigne en 1984.

Ce trublion que pour ma part je trouve souvent attachant et courageux, mi-photographe, mi-publicitaire mais toujours habité par des valeurs plutôt humanistes, naît en 1942 à Milan. Son père Fedele, reporter-photographe au Corriere delle Sera, également l’un des fondateurs de la première agence photographique italienne, lui met très vite le pied à l’étrier. Grâce à ce papa cultivant anticonformisme et goût de l’indépendance, il va très vite côtoyer les meilleures plumes du célèbre journal. Dino Buzzati et tant d’autres… Le premier fait d’armes de Toscani junior en tant que photographe ? Un cliché de Donna Rachele, femme de Mussolini, datant de 1957, réalisé lors du transfert de la dépouille du dictateur italien. Il n’a que quinze ans mais la photo va faire le tour du monde.

Conquérir le monde… En ce début des années 80, c’est bien de cela qu’il s’agit pour le groupe Benetton qui doit impérativement consolider ses positions hors des frontières italiennes afin d’affirmer son territoire de marque partout où cela est possible. Et dans un premier temps, Toscani se veut plutôt consensuel. N’offrant pas de rupture véritable avec le passé. Adoptant tout juste plusieurs partis pris qui feront date dans l’histoire de la publicité contemporaine. Si la joie de vivre, une belle énergie et une certaine insouciance semblent toujours accompagner les personnages, ils ne sont plus mis en scène dans un décor. Les fonds sont blancs : ce qui contribue à mettre en avant les vêtements résolument multicolores (la grande palette de couleurs toujours de bon goût, une autre clé du succès de l’enseigne). La communication célèbre donc toujours le groupe, la jeunesse, l’appétit de vivre. Côté signature, on oublie très vite « All the colors of the world » au profit du slogan-signature « United colors of Benetton » traduisant une des valeurs chères à Toscani, la fraternité entre les peuples. D’aucuns ajouteront que cette simple phrase peut exprimer aussi des visées expansionnistes et bassement mercantiles et ils n’auront peut-être pas tort. On est d’ailleurs ici au cœur de l’ambiguïté Benetton-Toscani. Anges ou démons manipulateurs : qui sont-ils ? On ne pourra jamais le dire avec certitude. Et c’est certainement la perception de cette dualité par le grand public qui a rendu la marque et sa communication si singulières. À cette époque, la mondialisation, encore en devenir, semblait porteuse d’espoir. À l’image de la vieille Europe, venue à bout de ses vieux démons belliqueux (du moins en apparence), le monde entier se convertirait à la paix, à l’égalité, à la justice sociale, à la prospérité partagée qui permettraient à tout un chacun d’acheter des vêtements Benetton. Une perspective merveilleuse et alléchante pour la courbe des ventes. L’enseigne et sa philosophie étant en phase avec une grande partie des consommateurs, eux-mêmes souvent influencés par l’impact des idéaux libertaires issus de mai 68. Les ingrédients du cocktail gagnant concocté par nos brillants alchimistes durant ces années-là ? Un soupçon de décalage et une grande rasade de consensus. En d’autres termes, l’idéal pour rallier tous les suffrages et assurer l’ouverture des porte-monnaie.

À ce moment précis de notre récit, il faut bien admettre que Toscani n’est pas un publicitaire comme les autres. Et d’ailleurs l’est-il vraiment ? À en juger par ce qui va suivre, moi, je dirai que non. Car dès 1988, certainement confortée par les succès passés, la vraie nature de notre trublion va pleinement s’exprimer et le ton des campagnes ne va cesser de se radicaliser. Premier fait notable, les produits vont peu à peu disparaître ! Du jamais vu dans la publicité. Laissant la place à une chronique planétaire résolument engagée qui s’appuie sur l’actualité, les grands faits de société, les enjeux majeurs de la politique mondiale… Racisme, violence, préjugés à l’égard des malades du SIDA, dénonciation du sort réservé aux migrants, obscurantisme des religions, etc. Porté (mal?) par tous ces sujets ô combien polémiques, Benetton s’affiche en 4 x 3. Et bien sûr les campagnes auront le mérite de donner un écho incroyable (on ne parle pas encore de buzz) à la marque. Jugez plutôt : le fameux visuel montrant un malade contaminé par le HIV en phase terminale entouré de sa famille, a suscité plus de 600 articles aux USA !


Mais Benetton va payer un lourd tribut à cet exceptionnel battage médiatique. Controverses, procès, interdictions de publication et érosion des ventes vont petit à petit gangrener les relations qu’entretient l’enseigne avec son photographe-publicitaire. Paradoxalement, durant cette période si agitée, il faut noter que Toscani obtiendra aussi de nombreuses récompenses pour ses créations. Son audace et sa démarche iconoclaste séduiront les esprits les plus éclairés qui le récompenseront  : Eurobest Award, prix Art Director New-York-Tokyo, etc. Son travail obtiendra également le soutien de nombreuses organisations caritatives et d’associations pacifistes. Il est d’ailleurs étonnant de constater combien les sujets abordés à l’époque reste d’une actualité brûlante. Visionnaire et dérangeant (donc selon moi plus artiste que publicitaire), Oliviero Toscani a, dans une certaine mesure, eu raison trop tôt. Prônant et organisant la collecte de vêtements usagés dans les magasins Benetton à destination des plus pauvres par exemple. Et alertant l’opinion avec beaucoup d’avance sur les travers de la société actuelle. Le coup de grâce qui va sceller le divorce entre la famille de Luciano et son mentor en communication ? Une série de clichés consacrés à des condamnés à mort incarcérés dans les prisons américaines. Manifestations devant les points de vente, appels au boycott, mise au banc des accusés… C’en est trop ! Au sein même du groupe, l’opposition des tenants d’un marketing aseptisé aura finalement raison de la fougue de notre homme. Raison, vous avez dit raison ?… Pas vraiment dans un premier temps puisque contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’arrêt de cette collaboration a coïncidé avec une baisse significative du chiffre d’affaires de la société Benetton. Comme si les consommateurs entretenaient un rapport du type « Je t’aime, moi non plus » avec elle et son metteur en image Toscani.

Comme je l’ai précisé plus haut, en 2017, la célèbre fabrique de pulls traverse à nouveau une mauvaise passe. Luciano, Giuliana et Oliviero veulent tout mettre en œuvre pour réveiller la belle endormie. Et l’on peut compter sur leur détermination qui leur a permis de soulever tellement de montagnes par le passé. Sauf qu’en économie et en marketing comme dans tant d’autres domaines, l’histoire ne se répète pas forcément. Les visuels, si percutants et si originaux à leur création, relèvent désormais de la réalité la plus banale. La mondialisation en marche s’exprime plus en dollars qu’en mains fraternelles. Et une surenchère de couleurs (mais hélas pas toujours de bon goût !) a envahi l’écran digital de nos vies irrémédiablement vouées au surmenage. Quand, pour marquer le retour aux  valeurs fondatrices, Toscani propose des visuels traitant de l’intégration réussie à travers une classe de 28 enfants de 13 nationalités différentes, il reste fidèle à lui-même. Incorrigible optimiste, misant sur la fraternité entre les peuples, unis et solidaires, pour peu qu’ils s’habillent chez Benetton. En observant le spectacle désolant diffusé par les journaux télévisés du soir, comme on aimerait qu’il ait raison !

Ma principale source d’inspiration pour écrire l’article : Toscani Benetton de Lorella Pagnucco Salvemini – Édition de La Martinière –

Enzo Clémot – Scritto ! Communication écrite